Le spectre bien réel du SARS-CoV 2 apparaît comme une menace existentielle effrayante. Le virus, aussi familier qu’une maladie respiratoire saisonnière mais totalement insensible à la possibilité d’une immunité existante, évoque pour beaucoup un scénario effrayant tiré de la fiction populaire (vous vous souvenez de celui de Stephen King avec le méchant vivant au Texas et les survivants de la grippe au Colorado ?). Il faut bien avouer que SARS-CoV2 sonne très high-tech et inquiétant, bien plus que n’importe quelle menace dans une histoire de monstres cachés sous la couverture (je ne suis plus un bambin, vous savez), et bien plus menaçant qu’une grippe (bâillement, je l’ai eue l’an dernier), un vélociraptor (mignon), ou un extraterrestre (irréel).
Mais après plus de quatre mois à vivre avec le virus et à lire une nouvelle histoire à son sujet toutes les deux minutes, il semble inévitable que l’on développe une certaine familiarité avec ce nouveau monstre dans nos vies — mais, dangereusement, sans en avoir une réelle connaissance. Or agir avec une demi-connaissance, en soi, constitue une menace sérieuse — car, comme le dit le couplet d’Alexander Pope à propos d’une source mythologique d’inspirations scientifiques et artistiques : « Un peu de savoir est une chose dangereuse ; buvez profondément, ou ne goûtez pas à la source de Piérie. »
Déterminer avec précision toutes les trajectoires possibles de la menace du coronavirus dans différents environnements nationaux et culturels ressemble à un défi impossible. Le danger réside dans l’absence d’information sur le rôle réel que jouent les variables dans la propagation du virus, sur sa létalité réelle, et sur la façon dont l’immunité générée par une première vague d’exposition pourrait ou non annuler le risque de mortalité lors d’une exposition future au virus.
Corréler une évaluation complète du risque lié au virus avec une évaluation exhaustive des risques économiques pouvant découler des mesures prises contre le virus a tout d’une mission ultra-impossible. La modélisation de ces deux complexes de risques sans précédent nécessiterait une extrapolation de facteurs médicaux fondée sur des connaissances épidémiologiques encore à acquérir, combinée à l’évaluation de risques sociaux et économiques jamais mesurés auparavant, relatifs à la mort de la vie sociale et à la mise à l’arrêt de l’activité économique durant les confinements et l’isolement de millions de personnes.
Comment quantifier les risques accrus de morbidité et de mortalité associés à la chaîne perte d’emploi—appauvrissement—chômage de longue durée—détérioration de la santé générale—dépression et sentiment d’inutilité pouvant être déclenchés comme une spirale descendante dans le cadre d’une hyper-récession économique inédite depuis presque un siècle ? Comment calculer les risques totalement inexplorés de répercussions sociales et de séquelles durables d’une expérience mettant l’“animal politique” humain (au sens aristotélicien de l’humanité en tant qu’animal grégaire) en isolement, chose jamais vue depuis les bombardements et le confinement des populations dans des abris antiaériens à Londres, Moscou et Berlin pendant la Seconde Guerre mondiale ? Modéliser tous ces risques interdépendants à grande échelle et sur une longue période apparaît à un non-scientifique comme une impossibilité au carré, ou une complète illusion.
Dans la base factuelle réduite de connaissances sur la pandémie et son impact humain direct — sans tenir compte des impacts indirects et induits à long terme — le pourcentage d’infectés confirmés dans des pays comme la Chine, la France, l’Italie et les États-Unis est, au moment de l’écriture, estimé entre deux et trois pour mille, ce qui signifie que 0,2 ou 0,3 pour cent de la population serait infectée dans ces pays qui présentent pourtant, à l’échelle mondiale, des nombres d’infections absolus élevés.
Le nombre total de décès dus au COVID-19 dans le monde est horriblement élevé, certes, mais cela s’explique par le fait que la population mondiale est inimaginablement grande. Nous, les humains, sommes nombreux — plus nombreux que jamais dans toute l’histoire de la Terre, dont l’accrétion est estimée avoir commencé il y a, elle aussi, 4,6 milliards d’années, un chiffre inimaginable.
En revenant à l’ère présente de la menace du coronavirus, le taux de mortalité de la maladie est par ailleurs si variable d’un pays à l’autre que certains facteurs associés sautent aux yeux — comme la différence d’âge moyen entre un pays comme l’Italie et un pays à la population plus jeune comme le Liban. Comme l’a souligné Nadine Habbal, présidente par intérim de la Commission de contrôle des assurances au Liban, en marge d’une interview accordée à Executive, en cherchant à connaître l’exposition probable des assureurs libanais au coronavirus, elle a découvert avec surprise que l’âge moyen en Italie est de 47 ans, tandis que l’âge moyen au Liban n’est que de 31 ans.
En prenant ce cas comme exemple, il est exact que dans un liste des pays par âge médian sur Wikipédia, le Liban se classe à la 118e place, tandis qu’au nord de la Méditerranée, Monaco est noté comme le pays à l’âge médian le plus élevé du monde, l’Italie étant le cinquième pays le plus âgé. En réalité, le Liban se situe tout près de la moyenne mondiale en ce qui concerne l’âge médian de sa population. Par ailleurs, s’agissant de la vulnérabilité accrue des hommes âgés à la pandémie, les hommes libanais auraient, selon la sagesse conventionnelle, de meilleures perspectives que leurs homologues italiens, l’âge médian des hommes italiens étant de près de 15 ans supérieur à celui des hommes libanais.
Cependant, supposer une corrélation directe entre l’âge médian en tant qu’unique facteur déterminant d’une prédisposition nationale au coronavirus serait indéfendable — Brésil (classé 103e), Turquie (110e) et Iran (123e), tous figurant parmi les 12 pays les plus touchés au monde au 20 avril, présentent des âges médians très similaires à celui du Liban. Pris seul, le facteur âge paraît donc plus que contestable comme prédicteur de quoi que ce soit.
Outre la petite taille du pays, la jeunesse de la population et la décision immédiate du gouvernement de fermer les écoles, d’autres facteurs avantageux cités par Habbal concernant la réponse du Liban à la pandémie de COVID-19 incluent la forte dépendance du pays aux modes de transport individuels — « chaque famille a deux ou trois voitures ; nous n’avons pas de métro ni de tube », a-t-elle noté — et l’absence de grands rassemblements sociaux durant les mois révolutionnaires et agités ayant précédé la crise du coronavirus.
Du point de vue de la lutte contre le coronavirus, c’était presque un avantage d’avoir été dans une morosité due à notre crise économique libanaise, ce qui signifie, par exemple, que nous n’avions pas d’événements en février qui auraient pu avoir le même effet que les rencontres sportives de masse réunissant des dizaines de milliers de spectateurs lors des matchs de football dans le nord de l’Italie à la mi-février ou une grande assemblée religieuse en Alsace, en France.
Mais en prenant en compte la complexité des spécificités nationales — même si le diagnostic inclut des facteurs a priori totalement contre-intuitifs pour le bien-être national, tels que la surpopulation historique du Liban en voitures particulières ou le nouveau handicap extrême de l’effondrement économique — et en combinant cela avec les données actuellement accumulées sur la propagation des infections à coronavirus et les décès dus au COVID-19 rapportés comme pourcentages de la population dans des pays ayant testé bien plus largement que le Liban, il ne semble plus totalement irréaliste ni trompeur que les chiffres officiels libanais affichent des données comparativement bénignes concernant le coronavirus.
Qu’y a-t-il dans un chiffre ?
Il mérite pourtant d’être répété que l’incertitude qui entoure les données de la pandémie est immense. En ce qui concerne les données connues, et sans même s’aventurer dans les questions de distinction et de rapport entre le taux brut de mortalité mondial (nombre total de décès durant un intervalle donné) et le taux de mortalité spécifique (nombre de décès attribués à une cause spécifique sur une période donnée) lié au coronavirus, il est indéniable que le taux de létalité de l’infection (la proportion de décès parmi tous les individus infectés) du COVID-19 — qui paraît plus restreint que le taux de mortalité spécifique, mais plus large si on l’utilise comme indicateur de la mortalité épidémique, par opposition au taux de létalité des cas (la proportion de décès parmi les personnes diagnostiquées avec la maladie sur une période donnée), entraînera un autre type de biais lorsque l’information est traitée de manière émotionnelle, sachant que la létalité liée à l’infection demeure dans des plages qui ne menaceront jamais la survie de l’espèce humaine.
Les manières confuses de définir et de comptabiliser les décès font se demander si l’une de ces définitions aurait pu aider le héros homérique Achille à répondre à sa question fatidique sur la gloire éternelle après une courte vie ou sur une longue existence de profonde monotonie. De plus, comparés, par exemple, à des statistiques sur les droits des minorités ou l’égalité des sexes, les taux de mortalité apparaissent comme un sujet qui n’a pas occupé les esprits, ni sur le plan psychologique ni philosophique, dans l’ère postmoderne, y compris chez les professionnels des médias — avec pour conséquence que les déséquilibres dans les discussions de la pandémie dans les médias semblent parfois amplifiés, soit par ignorance, soit en raison de biais éditoriaux ou politiques.
Étant donné que d’énormes différences de taux confirmés d’infection et de décès ont été observées à ce jour dans les pays du monde entier — et que parmi ces données très divergentes figurent des territoires adjacents ayant des niveaux de développement et des cultures semblables, tels que la Belgique et l’Allemagne où, à la mi-avril, les taux de mortalité COVID-19 ajustés selon la population étaient rapportés dans le premier comme étant neuf fois supérieurs à ceux du second (452 contre 52 pour un million d’habitants), on peut supposer sans risque que les personnes adeptes d’arguments rationnels — c’est-à-dire à l’exclusion de ceux qui considèrent des explications métaphysiques et de ceux qui montent avec enthousiasme sur la moindre théorie du complot — hypothétiseront, conjectureront et spéculeront tout au long, sinon toute l’année, sur les facteurs contributifs et aggravants à la pandémie.
Cette gamme d’hypothèses rationnelles, à en juger par le balayage des déclarations de gouvernements et des médias pratiquant la vérification des faits, débute par des explications méthodologiques statistiques et des normes de déclaration officielles différentes selon les pays, ainsi que par des capacités de dépistage et des facteurs du système de santé tels que le nombre de soignants à l’hôpital ou d’équipements médicaux disponibles. La liste des facteurs présumés d’influence se poursuit avec des données démographiques, environnementales, climatiques et géographiques, telles que la structure par âge et la santé générale de la population, le niveau de pollution de l’air, le rôle du pays dans le transit international, son profil climatique saisonnier, et des facteurs d’urbanisation comme la densité de population, la concentration résidentielle et les modes de transport urbain dominants.
La liste s’étoffe encore avec une série de facteurs économiques et sociaux, dont le plus influent est le PIB nominal par habitant « en tant que proxy pour plusieurs dimensions socio-économiques », selon les consultants actuariels libanais i.e. Muhanna & co (voir encadré et questions/réponses). En mars et avril derniers, ce cabinet a appliqué sa rigueur actuarielle à l’élaboration d’un outil permettant de calculer et de visualiser quatre facteurs essentiels à l’analyse de la mortalité COVID-19 : taux d’infection, PIB par habitant, nombre de lits hospitaliers, et âge moyen de la population d’un pays.
Mais la liste des facteurs économiques et sociaux semble s’étendre encore beaucoup plus loin, allant du nombre de robinets d’eau disponibles et du niveau d’information des populations défavorisées dans le monde en développement, aux habitudes de consommation de tabac et aux modes de vie partout dans le monde, jusqu’à l’atomisation des familles avec la mise à l’écart des personnes âgées dans des logements collectifs dans des pays du G7 au développement économique excessif.
Toutes ces hypothèses et théories rationnelles sur les facteurs influençant la pandémie restent à tester, à vérifier ou à réfuter, mais certaines semblent déjà destinées à devenir les heuristiques largement adoptées par la population pour estimer le risque coronavirus dans les années à venir. Cependant, ce qu’on peut sans doute affirmer à propos de cette multitude d’hypothèses rationnelles durant la première vague mondiale de la maladie, c’est qu’une analyse multifactorielle de la situation d’un pays est préférable à une approche à focale unique, même lorsqu’elle se base sur des facteurs aussi fondamentaux que le taux de mortalité spécifique ou le nombre de kits de dépistage disponibles dans une juridiction.
Nous ne vivons pas un conte d’horreur dystopique où 99 % de la population mondiale succombe à une grippe militarisée ; nous sommes désormais acteurs d’une pièce tout aussi dystopique dans laquelle 99 % ne meurent pas du virus mais sont menacés par la convergence des risques médicaux et économiques et doivent trouver la voie vers un avenir durable. Une analyse multifactorielle offrira presque à coup sûr une meilleure chance de démêler la pelote de risques économiques, sociaux et médicaux qui nous pèsent à la suite de la pandémie de COVID-19 de 2020.