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Responsabilité et légitimité
FRAREN

la dette impayée envers le peuple libanais

by Executive Editors

Le devoir suprême d’un gouvernement est d’assurer dignement la subsistance de sa communauté politique. Les gouvernements mandatés par leur peuple lui sont redevables, et l’État libanais fait face à une profonde mise en cause. Le gouvernement réformiste, élu sous la bannière du sauvetage d’un pays ravagé par l’agression extérieure et une gestion interne catastrophique, n’a pas encore pris la première mesure essentielle vers la restauration : reconnaître l’ampleur de sa responsabilité. Au contraire, lors d’une conférence en novembre 2025, le Premier ministre Nawaf Salam a déclaré à une assemblée de plus de 700 participants que les fonds dus aux déposants ne seraient pas remboursés, mais simplement effacés.

Chaque délai dans l’acceptation de la responsabilité pour les pertes imposées aux déposants aggrave non seulement la privation matérielle, mais aussi une crise de légitimité démocratique. En l’absence d’un cadre cohérent de résolution, le Liban dérive davantage vers une économie fragmentée et fondée sur le cash, rappelant le dysfonctionnement de secteurs publics tels que l’électricité et l’eau : des systèmes où l’échec public crée une détresse privée tandis que des acteurs bien connectés profitent de l’opacité et de la rareté.

De même que les actifs publics appartiennent au peuple libanais, les passifs de l’État lui appartiennent également. Pourtant, des décennies de mauvaise gestion fiscale, couplées au refus d’assigner une quelconque responsabilité au sein de l’establishment, ont laissé le secteur privé, longtemps le seul moteur de croissance productive du pays, exposé à la paralysie et à l’effondrement. Le choix est désormais simple : soit le Liban entreprend un processus crédible de restructuration qui protège les ménages et rétablit la confiance, soit il poursuit une trajectoire où la vie économique s’exerce entièrement hors des institutions.

Alors que les enjeux et les coûts augmentent, le Liban doit aborder ses prochaines réunions avec le Fonds monétaire international (FMI) non comme un agent d’institutions internationales et de puissances étrangères, mais comme un corps politique ayant besoin de sa propre vision au service du bien commun national. La crédibilité de cette vision sera mesurée à l’aune de la capacité de l’État à affronter enfin la vérité qu’il a évitée.

Le problème du FMI

Le Fonds monétaire international, conçu pour un système commercial mondial façonné par les théories économiques en vigueur au moment de sa création, a changé à bien des égards au cours des 80 dernières années. Mais le fonds et l’ensemble du système de la Banque mondiale ne constituent toujours pas l’entité à laquelle le gouvernement libanais est redevable.

Le FMI dispose de principes directeurs et de mandats opérationnels, aussi controversés soient-ils, notamment celui de prêter de l’argent aux pays membres uniquement sur la base de perspectives réalistes de remboursement des fonds injectés dans une économie, ainsi qu’en fonction des besoins de financement d’urgence d’un État. Le Fonds utilise ses propres formules et modèles pour déterminer la capacité d’un État à assurer le service de sa dette.

Ces règles incluent des plafonds de décaissement lors de la conclusion d’accords de financement et l’obligation que la dette contractée envers le FMI ne demeure pas impayée. Une grande partie de la matrice de capacité de remboursement repose sur l’impératif que les ratios dette/revenu restent dans les marges acceptées par le FMI ou que les dettes soient réduites depuis des niveaux excessifs par tous les moyens nécessaires. Les accords du FMI sont également conditionnés par l’adhésion du pays emprunteur aux exigences du Fonds, telles que la mise en œuvre de la discipline budgétaire ou des réformes structurelles et administratives.

Des effacements intenables

Comme l’ont rappelé des économistes libanais lors des négociations de 2021/22 avec le FMI, puis à nouveau cette année, le ratio dette/revenu présumé du Liban, avec des obligations publiques estimées à 140 milliards de dollars, constitue un mur empêchant la conclusion d’un accord réaliste avec le FMI qui préserverait également les dépôts importants existant dans le système bancaire. Les exigences du Fonds en matière de réforme et discipline budgétaires s’ajoutent à la liste des conditions qui n’ont pas davantage été satisfaites par le gouvernement actuel que par ses prédécesseurs, pourtant encore plus impuissants.

Conscients du comportement institutionnel du FMI, plusieurs des principaux économistes indépendants du pays et experts en finance institutionnelle, dont beaucoup exerçant ou ayant exercé dans des institutions financières internationales, y compris le FMI, ont collaboré avec Executive Magazine dans l’élaboration d’un document de position visant à renforcer l’approche du gouvernement dans les négociations de 2025. Leur ambition : aider le nouveau gouvernement réformiste face aux pressions extérieures et à la dégradation des capacités institutionnelles, facteurs ayant conduit les experts et ce magazine à produire une analyse approfondie et à formuler 11 recommandations exhaustives. Les fruits de cette collaboration ont été publiés en mai sur la plateforme web du magazine.

Les recommandations de ce document incluaient des impératifs économiques évidents tels que l’unification du taux de change, la mise en œuvre progressive d’un système de flottement libre, et l’accomplissement des obligations de réforme à tous les niveaux. Ancrées dans les philosophies de reddition des comptes et de reconstruction de la confiance entre l’État, ses citoyens et le système financier, ces recommandations avaient un point fondamental : les droits des déposants, « les dépôts doivent être préservés en tant que passifs bancaires ».

Concernant les exigences du FMI visant à ramener le ratio dette/revenu à des niveaux plus “acceptables”, deux principes doivent être compris :

Premièrement, des revenus élevés et une richesse extraordinaire s’accompagnent d’obligations morales et juridiques de contribuer proportionnellement aux biens publics et à leur fourniture. Cette vérité n’a pas besoin d’être dictée par le FMI : elle constitue un principe fondamental des ordres capitalistes fonctionnels et durables. Un contre-argument courant affirme toutefois que la richesse privée serait plus efficace que l’État pour générer des emplois. Ce n’est ni une vérité établie dans les économies avancées, ni un principe reflété dans les modèles de gouvernance des États modernes performants.

Deuxièmement, en matière de légalité et d’ordre constitutionnel : dans toute juridiction aspirant à une croissance durable, les profits élevés, qu’ils soient d’entreprise, d’investissement ou tirés de rentes, ne jouissent pas d’une protection spéciale du seul fait qu’ils peuvent contribuer à l’emploi. Une économie politique transparente et efficace doit protéger les actifs publics et garantir que les bénéfices de la croissance soient partagés. L’argument inverse, désormais exprimé ouvertement par le Premier ministre, selon lequel les déposants devraient être dépouillés de leurs biens pour annuler ou compenser une dette publique irresponsable est illégal et anticonstitutionnel. Il transforme une crise de gouvernance en justification de la destruction de la propriété privée et sape les fondements même d’un système économique légitime.

Une pression pernicieuse, et pas si nouvelle, du FMI

Selon une nouvelle analyse de l’économiste Mounir Rached, président de la Lebanese Economic Association (LEA), le FMI pousserait à un effacement de 90 pour cent des dépôts bancaires, laissant toutefois relativement intacts les dépôts inférieurs à 100 000 dollars. L’effacement des passifs bancaires permettrait de ramener la dette restante du Liban à 30–32 milliards de dollars, soit dans la fourchette de 1 à 1,5 fois le PIB que le FMI semble juger gérable. Pour Rached, cela constituerait un « crime financier » violant les droits des déposants protégés par la Constitution libanaise.

Ces informations concordent avec des révélations, rumeurs et indiscrétions sur des plans de “haircuts” illicites qui s’apparentent à de véritables décapitations économiques, portées à notre connaissance par des sources proches des ministères concernés et de la Banque du Liban. Selon ces sources, les actifs détenus dans les coffres de la banque centrale sont actuellement évalués à environ 50 milliards de dollars, mais ne couvrent pas les 80 milliards de dollars de passifs de la BDL envers les banques commerciales.

ENCADRÉ
Le nouveau plan conjoint de la Banque du Liban (BDL) et des ministères des Finances et de l’Économie vise à restaurer la solvabilité du bilan de la BDL en comblant un déficit en devises d’environ 30 milliards de dollars. Ce déficit provient du fait que la BDL doit 80 milliards de dollars aux banques (dépôts du secteur privé) mais ne détient que 50 milliards de dollars en réserves obligatoires et en or.

Pour couvrir ce manque, le plan prévoit un « haircut » de 30 milliards de dollars sur les dépôts. Cette réduction intervient après un premier “auto-haircut” imposé par les banques et la BDL, ayant déjà fait chuter le total des dépôts de 123 milliards de dollars en 2018 à 80 milliards en 2024. Si ce nouveau haircut est appliqué, le total des dépôts tombera à environ 50 milliards.

Ce haircut comporte trois volets : réduction des intérêts “surpayés” avant la crise, réduction des conversions LL-DOLLAR après octobre 2019, et élimination des fonds illégaux. Les trois volets appellent les observations suivantes :
• La réduction des intérêts “surpayés” contredit les standards bancaires internationaux et viole les contrats conclus avec les déposants.
• La réduction des conversions LL–Dollar punit les déposants pour les fautes des banques, lesquelles avaient accepté d’effectuer leurs transactions de trésorerie via la BDL.
• L’élimination des fonds illégaux (moins de 5 milliards de dollars) peut être considérée comme une mesure assainissante du système et, à ce titre, est acceptable.

Ces mesures s’accompagnent d’une stratification illégale des déposants en fonction de la taille de leurs dépôts :
• Les déposants de moins de 100 000 dollars seraient remboursés sur quatre ans, uniquement si l’État et les banques participent au processus.
• Ceux détenant entre 100 000 et 500 000 dollars recevraient des obligations à coupon zéro, illiquides et pratiquement sans valeur.
• Ceux détenant plus de 500 000 dollars font face à une récupération incertaine, dépendant de la recapitalisation des banques et/ou des retours potentiels du Fonds de Récupération des Dépôts (DRF).

FIN DE L’ENCADRÉ

En résumé, le nouveau plan montre qu’au lieu de se préparer à rembourser les obligations de l’État envers la BDL, qui constituent l’origine du déficit de 30 milliards en actifs en devises, nos brillants serviteurs publics cherchent à imposer un nouveau haircut de 30 milliards de dollars sur les gros dépôts, constituant ainsi une deuxième vague d’effacement après une contraction déjà subie de 43 milliards de dollars entre 2018 et 2024.

Les problèmes de ce plan incluent la violation du droit des contrats lorsqu’il s’agit de récupérer rétroactivement des intérêts légalement convenus entre les banques et leurs clients. L’effacement de 30 milliards de dollars de passifs bancaires ne renforcera ni la liquidité du système bancaire, ni la garantie d’un remboursement intégral des 50 milliards restants. L’effacement rétroactif des gains d’intérêts contrevient au droit international des contrats, viole plusieurs lois libanaises et l’article 15 de la Constitution.

De plus, l’analyse économique montre qu’après un retour nominal à la solvabilité, les actifs de la BDL restent largement illiquides : les ventes d’or sont interdites par la loi 42/86 sauf amendement, et les entreprises sous contrôle direct ou indirect de la BDL (MEA, Casino, Intra) ne sont pas vendables tant que leur gestion n’est pas privatisée et leur rentabilité restaurée. Seules les réserves obligatoires sont liquides et peuvent couvrir partiellement les dépôts inférieurs à 100 000 dollars. Ainsi, un haircut ne permettrait ni d’assurer la liquidité, ni de garantir un remboursement complet des 50 milliards dus.

Dans sa critique, Rached souligne aussi l’absence de cadre pour la restructuration ou la recapitalisation des banques, rendant le plan inapte à restaurer la confiance dans le système financier. Le schéma n’offre pas non plus de voie de sortie de l’économie dominée par le cash. Sur le plan juridique, les justifications avancées par la BDL et l’État, crise systémique et caractère “exceptionnel” des mesures, ne tiennent pas face aux violations constitutionnelles et contractuelles observées. Sur le plan économique, elles minent la confiance, la liquidité et l’investissement.

Rached insiste sur l’importance d’une alternative sérieuse pour résoudre la crise bancaire. Un tel plan existe déjà : il a été développé par la LEA et permettrait une résolution fonctionnelle en moins d’un an.

Le mépris des principes juridiques libanais par le FMI constitue une atteinte plus grave aux principes constitutionnels du Liban que ce que le Fonds semble comprendre. Plus grave encore est la volonté du gouvernement libanais d’accepter ces exigences. Il s’agit d’une immolation, le sacrifice rituel de la Constitution par ceux censés la protéger, sur l’autel des diktats financiers hégémoniques. Autant dire que nos dirigeants semblent prêts à brûler le pays jusqu’à l’âge de pierre.

Réalités transformées

D’autres facteurs exigent un réexamen. Les réévaluations récentes du PIB national montrent une hausse spectaculaire. Les estimations de l’Administration centrale de la statistique (CAS) pour 2023 indiquent un bond nominal de 10,2 milliards de dollars par rapport à 2022, portant le PIB de 21 milliards à 31,2 milliards. Ces ajustements montrent un écart de 30 pour cent entre les chiffres locaux et ceux du FMI.

Par ailleurs, les projections pour 2025, plus proches des réalités économiques observées, allant du trafic à la consommation, placent le PIB nominal au-delà de 40 milliards de dollars. Il ne peut être nié que l’économie de 2025, bien qu’inégale, encore fragile et marquée par de profondes inégalités, apparaît incomparablement meilleure que celle des trois années précédentes.

Enfin, outre la nocivité des négociations avec un FMI qui semble considérer le droit comme un inconvénient, et malgré l’amélioration inattendue de l’économie grâce au secteur privé, de meilleures solutions ont été proposées par des économistes compétents et engagés dans la relance du pays.

La voie de redressement proposée par l’économiste Farid Boustany rejette catégoriquement toute annulation ou réduction forcée des dépôts, quelle que soit leur taille. Son approche privilégie la légalité : l’État doit rembourser la BDL et recapitaliser cette dernière ; les banques doivent renforcer leur liquidité et leur capital. Selon ce plan, la BDL mobiliserait ses réserves, environ 40 milliards de dollars en or et 11 milliards en devises, pour injecter de la liquidité et restituer progressivement les dépôts. Boustany voit aussi un intérêt à instaurer une taxe sur les transactions monétaires passées pour réduire le déficit financier.

Pour l’économiste Saleh Nsouli, autre expert passé par les institutions financières internationales, les négociations avec le FMI ont été entravées par le mépris du Fonds à l’égard des grands déposants privés et corporatifs, dont les capacités financières soutiennent l’emploi et la croissance. Au lieu de se concentrer exclusivement sur les petits déposants, Nsouli prône un programme national alternatif aux diktats du FMI.

Sa proposition priorise la protection de tous les déposants et l’injection de liquidités dans le système financier. Une partie des réserves de la BDL, y compris l’or, serait mobilisée pour fournir aux déposants une tranche en cash équivalente à 25 pour cent de leurs avoirs, les 75 pour cent restants étant versés sous forme de dépôts à terme d’un à quatre ans. Ces injections, qui relanceraient l’économie, seraient accompagnées d’audits juridiques, de mesures de responsabilité et de réformes bancaires. Dans ce cadre, le FMI n’interviendrait plus comme bailleur de fonds, mais comme assistant technique, apportant son expertise fiscale, réglementaire et administrative.

Ces experts, à travers des médias tels qu’Executive, se sont engagés à rechercher une solution constructive pour les relations du Liban avec le FMI. Ce magazine seul a publié des centaines d’analyses et de commentaires d’experts en économie, politique, banque et finance. À la lumière des évolutions récentes, il serait irresponsable pour l’administration actuelle, en fin de mandat et sans avoir réalisé les réformes administratives et sécuritaires essentielles, de précipiter des concessions au FMI. Les priorités nationales ont évolué au cours des 12 derniers mois depuis le faux cessez-le-feu. Il est inconcevable que le gouvernement n’engage pas de consultations publiques approfondies avec les économistes et les nombreux acteurs qualifiés du pays.

Depuis l’éruption de la crise économique, un accord avec le FMI a été présenté comme indispensable pour restaurer la confiance et les investissements internationaux. Mais si beaucoup de choses ont changé, les positions fondamentales du FMI, elles, sont restées immobiles. Les récents succès du Liban dans l’attraction d’investissements privés et l’accès à des financements internationaux, incluant l’octroi de prêts de la Banque mondiale pour la reconstruction et le secteur énergétique, montrent que le blocage initial de la communauté financière internationale envers l’État libanais s’est fissuré. De nouvelles réalités financières émergent.

Mais la transparence et le bilan du gouvernement actuel sont loin d’être uniformes. Restaurer la confiance mutuelle est une nécessité essentielle pour tous les acteurs de la société libanaise. Cela ne peut se faire que par un double processus : produire des résultats et construire un consensus. Une communication honnête en est une composante indispensable. Certains ministères ont accompli des progrès notables, certains ministres travaillant plus de douze heures par jour et s’appuyant sur les contributions de volontaires hautement qualifiés et d’institutions académiques. D’autres demeurent englués dans les anciens schémas de clientélisme, de discours flamboyants et d’arrangements opaques.

Le public, déjà épuisé, doit-il se demander si le Premier ministre, nommé pour son engagement reconnu envers la justice, va contourner la Constitution qu’il a juré de respecter ?

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