Cinq ans se sont écoulés depuis l’explosion dévastatrice au port de Beyrouth et les quartiers de Mar Mikhaël et de Gemmayzé semblent avoir retrouvé leur éclat, comme en témoignent ces scènes estivales où résidents, expatriés et touristes arpentent les rues et sirotent des cocktails dans de nouveaux cafés, pubs et restaurants. Pourtant, une promenade dans ces mêmes rues confirme l’empreinte indélébile de l’explosion : certains bâtiments patrimoniaux sont encore en travaux, avec des échafaudages à leur façade, tandis que d’autres demeurent vides, silencieux et intouchés.
Au‑delà des réparations matérielles et de la réouverture des commerces, d’autres questions persistent : qu’a‑t‑on perdu, qu’a‑t‑on sauvé et qu’est‑ce qui a changé ? Au cours des cinq dernières années, les quartiers les plus touchés ont connu les mêmes transformations frénétiques que le reste d’une ville en crise économique, avançant par à‑coups, entre périodes de croissance et périodes de turbulences. Aujourd’hui, les acteurs de la restauration et de la préservation du patrimoine font face à l’érosion des engagements financiers ainsi qu’à des mutations en matière de gouvernance et de gentrification démographique.
Quand l’explosion a frappé
À 18 h 07, le 4 août 2020, une explosion massive, désormais considérée comme l’une des plus grandes et des plus dévastatrices de l’histoire moderne, a ravagé Beyrouth, déclenchée par des tonnes de nitrate d’ammonium stockées de manière non sécurisée dans le port. L’onde de choc de l’explosion ainsi que sa vague de chaleur ont tué 218 personnes, blessé plus de 6 500 autres et laissé plus de 300 000 personnes sans abri. Les zones résidentielles et commerciales voisines ont subi des dégâts massifs.
La destruction matérielle s’est étendue autant aux quartiers proches du port que ceux plus éloignés. Selon une évaluation d’impact publiée en septembre 2020 par Strategy&, l’explosion a causé environ 3,12 milliards de dollars US de dommages dans le logement, la santé, l’éducation, les entreprises et la culture. Le seul secteur culturel et historique a constitué 286 millions de dollars américains de pertes, répartis sur 60 districts de la ville, illustrant l’ampleur de l’identité beyrouthine perdue.
Dans des quartiers comme Gemmayzé, Mar Mikhaël, Achrafieh et Karantina, des maisons relevant du patrimoine moderne, construites entre les années 1920 et 1970, ont subi des vitres brisées et des portes endommagées. Les bâtiments d’architecture traditionnelle plus ancienne, de l’époque ottomane au mandat français (années 1860-1920), ont été plus sévèrement endommagés. Beaucoup ont perdu leurs toitures en bois « Pirani », leurs escaliers distinctifs et leurs vitraux, des éléments qui rendent ces édifices irremplaçables pour le patrimoine et l’identité architecturale de la ville. « La partie la plus douloureuse des dégâts a frappé nos maisons traditionnelles ; nous avons perdu des matériaux rares que l’on ne trouve que dans les vieilles demeures. Ce niveau de savoir‑faire détaillé est difficile à reconstituer », explique l’architecte et cofondatrice de Beirut Heritage Initiative, Joy Kanaan. Beirut Heritage Initiative est un collectif indépendant dédié à la restauration du patrimoine bâti et culturel de Beyrouth endommagé par l’explosion.
Un élan de sauvetage
Dans les 48 heures ayant suivi l’explosion, 40 restaurateurs de patrimoine et ingénieurs ont lancé l’initiative « Beirut Built Heritage Rescue » afin de soutenir la Direction générale des antiquités du Liban dans l’évaluation des dommages. Peu après, 200 étudiants, diplômés et enseignants en architecture s’y sont joints comme bénévoles. Ensemble, 1 600 bâtiments patrimoniaux ont été évalués et classés selon le risque : ceux menacés d’un effondrement imminent, nécessitant une intervention urgente et précoce ; ceux présentant des dommages importants sans risque immédiat d’effondrement ; et ceux répertoriés en zones « verte » ou « bleue » avec des dégâts mineurs. « Cent bâtiments patrimoniaux étaient en état de danger extrême, avec un risque élevé d’effondrement total ; ils étaient très proches du port… Nous sommes intervenus et avons étayé les plus vulnérables avant l’hiver », explique Nathalie Al Chabab, architecte et experte en patrimoine culturel.
Dès le premier jour, une myriade de bénévoles et de groupes de la société civile se sont mobilisés pour soutenir les zones touchées : déblaiement des rues et enlèvement des gravats, remplacement des vitrages, distribution de nourriture et d’eau, hébergement d’urgence, réparations de logements et d’entreprises. Cette mobilisation aurait attiré l’attention de la communauté internationale et des bailleurs. « Dès qu’ils nous ont vus à l’œuvre… les financements sont arrivés », ajoute Al Chabab, en référence au soutien de l’Union européenne, du Canada, du Qatar, de la Banque mondiale, des agences de l’ONU, de l’UNESCO, de la fondation ALIPH, de l’Institut archéologique allemand et de diverses ONG. Kanaan salue l’effort de personnes extraordinaires qui « ont travaillé ensemble pour reconstruire les quartiers, par les gens et pour les gens ».
Grâce à cet élan collectif massif, aucun des 100 bâtiments classés à haut risque ne s’est effondré. « Ce qui s’est passé relève du miracle », déclare Al Chabab. « Tous les pays et les entreprises de construction considèrent désormais l’explosion de Beyrouth comme une étude de cas en reconstruction du patrimoine, car rien de comparable n’était jamais arrivé. » Néanmoins, les stigmates restent visibles dans les quartiers proches. Les efforts de réhabilitation menés par UN‑Habitat et par la Banque mondiale sont toujours en cours et devraient s’achever prochainement.
Dans d’autres cas, certains bâtiments ont été abandonnés pendant des années, voire des décennies, des héritiers multiples n’arrivant pas à se mettre d’accord sur le devenir du bien. Ces maisons n’ont été que consolidées sur le plan structurel : étayées temporairement pour éviter l’effondrement, sans être réhabilitées. Al Chabab avertit que ce type d’étaiement peut durer de deux à cinq ans, mais qu’au‑delà, une intervention s’impose. Kanaan précise que certains de ces bâtiments nécessitent encore des réparations, tandis que d’autres sont mis en vente. Elle ajoute qu’à l’heure actuelle, la principale menace pour le patrimoine moderne et traditionnel tient au fait qu’un nombre de ces bâtiments se trouvent sur de grandes parcelles, entourés de jardins, ce qui accroît leur valeur sur le marché immobilier. À l’inverse, elle note que certains édifices réhabilités ont tiré profit des efforts de restauration post-explosion. Avant l’explosion, beaucoup de maisons patrimoniales étaient négligées, leurs propriétaires n’ayant pas les moyens d’en assurer l’entretien dans un contexte de crise économique et de fluctuations de la livre libanaise. Bien que l’explosion ait été dévastatrice, elle a attiré l’attention et a aussi attiré des financements permettant à certains bâtiments délaissés de bénéficier des réparations nécessaires et de regagner l’attention des acteurs civiques, publics et internationaux.
L’effet Airbnb
À mesure que les bâtiments étaient remis en état et reprenaient vie, les marchés de la location de courte durée, tels qu’Airbnb, se sont accélérés. Les maisons et immeubles restaurés sont devenus des actifs de premier plan, attractifs non seulement pour leur charme architectural, mais aussi pour leur rentabilité. Les offres Airbnb ont commencé à se substituer aux locations résidentielles de longue durée, à des tarifs plus élevés. « Nous connaissons des maisons qui ont été restaurées et occupées par des locataires, mais qui sont désormais proposées sur Airbnb », observe Al Chabab, citant des cas de propriétaires ayant profité des opportunités apparues après la réhabilitation. Dans ce climat de gentrification accrue porté par la location de courte durée, des familles, dont beaucoup vivaient depuis longtemps dans ces maisons patrimoniales, se sont retrouvées dans l’incapacité de rester dans leur quartier.
Georges Shaaer, gérant travaillant dans le même magasin à Mar Mikhaël depuis 1987, illustre la transformation de la zone : « Avant 2020, c’était un quartier à la fois commercial et résidentiel ; il y avait des magasins comme le mien, de la réparation de climatiseurs, des pièces automobiles… Pendant trois à quatre ans après l’explosion, le quartier était mort. Maintenant, ce ne sont que des pubs. Peut‑être qu’il n’y a plus que moi et deux autres magasins dans cette rue depuis l’explosion. » Il ajoute : « Beaucoup ne sont pas revenus. Les locataires sont partis. Ces maisons ont été transformées en Airbnb ; il y en a beaucoup ici aujourd’hui. » En mi‑2024, des données d’AirDNA, une plateforme qui suit la performance mondiale d’Airbnb, révèlent plus que 2 200 annonces à Beyrouth, dont un grand nombre dans des zones résidentielles traditionnelles comme Mar Mikhaël. Après l’explosion et l’effondrement économique, davantage de propriétaires ont vu l’occasion de recevoir des revenus en dollars américains durant la dépréciation monétaire à travers Airbnb .
Cette tendance n’a pas commencé à la suite de l’explosion mais a probablement été accélérée par cette dernière, traduit plus qu’un simple renouvellement de population ; elle a modifié la dynamique et le fonctionnement du quartier. Gemmayzé et Mar Mikhaël étaient autrefois connus pour leurs communautés soudées, où les voisins se connaissaient et où des artisans locaux tenaient de petites entreprises familiales. Aujourd’hui, un bon nombre de ces familles et de ces magasins ont disparu. À leur place, des locataires de courte durée et des touristes confèrent au secteur un caractère plus transitoire et moins enraciné. Certains soutiennent néanmoins qu’Airbnb et des modèles similaires ont insufflé une vitalité et des recettes indispensables dans une économie paralysée, notamment durant l’effondrement économique, financier et social du Liban. Mais l’absence de régulation locative, accompagnée de la rareté d’alternatives de logement abordable, a rendu la situation difficile pour tant de personnes.
Quelle réalité de la reprise ?
À l’international, la reprise est souvent mesurée à l’aune des aides distribuées et des projets de reconstruction matérielle. Or, la véritable reprise doit dépasser les infrastructures et englober la restauration des maisons, des rues et des repères culturels porteurs d’identité, de mémoire collective et de sens. L’architecture patrimoniale du Liban constitue une identité nationale ; sa perte pourrait approfondir la crise du pays.
Après l’explosion, la loi 194 a été promulguée en octobre 2020, suspendant la vente ou la modification des bâtiments patrimoniaux dans les zones touchées sans l’aval du ministère de la Culture. Cette mesure visait à prévenir les transactions et à protéger l’identité architecturale de Beyrouth contre des opérations immobilières incertaines et une reconversion dictée par le marché. Mais la loi est arrivée à expiration en octobre 2022, et aucune disposition ni protection similaire n’a été mise en place depuis.
Kanaan met en garde : sans lois claires, ni compensations et aides financières, de nombreux propriétaires se retrouvent face à des choix impossibles. Entretenir un bâtiment patrimonial coûte cher, surtout dans un pays confronté à une forte inflation et à des crises multisectorielles persistantes. « Beaucoup préfèrent vendre ou ériger de hautes tours pour générer de meilleurs revenus plutôt que de laisser une vieille maison sur un terrain d’une grande valeur », dit‑elle. De telles décisions relèvent souvent davantage de la survie que de la cupidité, dans un environnement où la conservation de ces édifices devient quasi impossible sans soutien.
Même les bâtiments officiellement classés patrimoniaux par la Direction générale des antiquités sont en péril et constituent souvent un fardeau pour leurs propriétaires. Ceux-ci ne peuvent ni les démolir ni les rénover librement, et ne reçoivent pourtant aucune aide technique ou financière pour les restaurer. « Ils sont coincés », ajoute Kanaan. « Ils ne peuvent pas les réparer, ils ne peuvent pas les vendre, et aucun programme public ne les soutient. » Elle souligne la nécessité de solutions créatives : des centres culturels, des musées ou des ONG pourraient adopter ces maisons, les utiliser, les entretenir et indemniser les propriétaires. À défaut, la ville risque de perdre plus que des bâtiments ; elle risque de perdre des fragments de son identité et de son âme.
Mais les défis vont au‑delà des lacunes légales ou financières. L’instabilité politique et économique du Liban complique tout investissement et tout engagement, local ou international, dans des projets culturels à long terme. « Nous savons que la situation est difficile, mais à moins que des institutions comme la Honor Frost Foundation (organisation à but non lucratif qui promeut la recherche et la préservation de l’archéologie maritime, en mettant un accent sur la Méditerranée orientale) ou d’autres n’adoptent ces bâtiments pour en faire des bureaux, des galeries ou des espaces culturels, nous continuerons à les perdre. »
Un traumatisme au‑delà des décombres
Pour beaucoup, les cicatrices émotionnelles de l’explosion restent ouvertes. « Psychologiquement ? Bien sûr que nous ne nous sommes pas remis ; le traumatisme n’est pas terminé », affirme Al Chabab. Le commerçant de Mar Mikhaël, Shaaer, dit: « Le pays tient à un fil. Une autre explosion, une nouvelle vague de guerre, et nous continuons simplement à avancer et à travailler. »
« Les dégâts ne sont pas seulement matériels ; ils sont émotionnels et psychologiques. C’était une explosion absolument dévastatrice », déclare Kanaan. Elle souligne que la véritable reprise exige plus que des réparations : selon elle, le quartier ne se remettra pleinement que lorsque la sécurité et la stabilité économique seront au rendez-vous, et lorsque les bâtiments patrimoniaux ne seront pas seulement protégés, mais vivants et intégrés au tissu urbain.