Il suffit de franchir le seuil de n’importe quel café ou espace de travail partagé à Beyrouth pour qu’une scène singulière se répète inlassablement : de jeunes professionnels œuvrant pour des économies dont ils ne fouleront peut-être jamais le sol. Les écrans scintillent au rythme des ébauches de design, des dépôts de code et des négociations contractuelles avec des clients basés à Berlin, Dubaï ou Toronto, partout, sauf ici. Ces jeunes ne poursuivent pas de vains slogans sur la résilience ; ils tentent de maintenir une facture d’avance sur une monnaie qui annihile toute valeur du jour au lendemain. C’est le visage d’une jeunesse libanaise qui refuse d’attendre un État ayant abdiqué ses responsabilités quant à leur avenir.
Le taux de chômage des jeunes au Liban âgés entre 15 et 24 ans a connu une ascension vertigineuse, passant de 23 pour cent en 2018 à 47,8 pour cent en 2022, selon les estimations de l’Organisation internationale du Travail (OIT) et de l’Administration centrale de la statistique (ACS) du Liban ; un taux qui a presque doublé en l’espace de quatre ans. Ce n’est point un manque de volonté qui les entrave, mais l’absence d’une économie capable de les soutenir. Une génération plus connectée au monde qu’aucune autre avant elle se voit réduite à contempler des pages de chargement qui s’éternisent, rappel quotidien d’un État incapable de fournir les infrastructures les plus élémentaires.
Un avantage démographique mué en fardeau économique
Parfois décrite comme le plus grand atout du Liban, sa jeunesse est devenue la promesse non tenue du pays. Selon le rapport 2024 de l’OIT, les jeunes âgés de 15 à 24 ans constituent l’une des cohortes démographiques les plus importantes et les plus touchées du Liban. Chaque départ effrite un peu plus ce qu’il reste de cette promesse. Les aéroports regorgent d’une ambition à sens unique : ingénieurs, designers, médecins, tous en quête d’opportunités sous d’autres cieux.
Toutefois, les coûts sont plus profonds encore. Aujourd’hui, le ratio emploi-population global du Liban s’est effondré parallèlement au chômage des jeunes, s’établissant à peine à 30,6 pour cent, contre 43,3 pour cent quelques années auparavant, selon une enquête menée en 2022 par l’OIT et l’ACS. L’informalité, quant à elle, s’est érigée en nouvelle norme : la part des travailleurs informels est passée de 55 pour cent en 2018 à plus de 62 pour cent en 2022, d’après le rapport 2024 de The Policy Initiative sur l’évolution de la main-d’œuvre libanaise.
Quand les diplômes ne se traduisent pas en emplois
En apparence, le Liban s’enorgueillit d’un flux constant de diplômés universitaires. Pourtant, lorsque ces jeunes intègrent le marché du travail, ils se retrouvent à la dérive, confrontés à un fossé de compétences grandissant. Selon une enquête menée en 2023 par la Banque mondiale et Forward MENA (le bras éducatif du Beirut Digital District) auprès de 82 entreprises du secteur numérique
et technologique, 88 pour cent d’entre elles recrutent activement du personnel à temps plein mais peinent à trouver les talents adéquats, tandis que 64 pour cent recherchent spécifiquement des développeurs de logiciels sans succès. Le défi ne se limite pas au savoir-faire technique : une forte demande existe également dans le marketing numérique, la conception UI/UX, le processus de création de produits conviviaux et attrayants, et la gestion des réseaux sociaux, les employeurs privilégiant désormais tout autant les soft skills telles que le travail d’équipe, l’adaptabilité et l’intelligence émotionnelle.
Il est préoccupant de noter que 76 pour cent des entreprises interrogées identifient une inadéquation persistante entre les enseignements dispensés aux étudiants et les exigences réelles des postes. Cette dissonance implique que les entreprises supportent des coûts supplémentaires pour former les nouvelles recrues afin de combler les besoins fondamentaux en main-d’œuvre, tandis que les jeunes diplômés se retrouvent souvent mal préparés aux exigences évolutives du marché.
Les racines de ce problème sont profondes. Comme le confirment un rapport de la Banque mondiale de 2023 et des recherches supplémentaires d’Al Safa News, plus de 31 pour cent des entreprises libanaises sont dans l’incapacité totale de trouver des talents appropriés, tandis que les trois quarts des employeurs estiment que le déficit de compétences s’aggrave. L’effondrement de milliers d’entreprises depuis 2019, conjugué à un exode accéléré de jeunes travailleurs qualifiés, a davantage appauvri l’expertise locale, notamment dans des secteurs à forte demande tels que la technologie, la santé et l’ingénierie.
Parallèlement, le système éducatif libanais privilégie encore l’apprentissage théorique et mémoriel au détriment de la formation pratique. En conséquence, trop de diplômés quittent l’université dépourvus des compétences en codage, en pensée critique ou en numérique nécessaires pour prospérer. Des initiatives sectorielles telles que le programme Skilling Up Lebanon de la Banque mondiale et de Forward MENA, qui a dispensé une formation à l’économie numérique et à la « gig economy » à des milliers de personnes, offrent une lueur d’espoir en reliant directement les jeunes à des emplois recherchés et à des certifications valorisées par les employeurs. Mais sans réforme systémique, une jeunesse ambitieuse risque de demeurer exclue du marché du travail, ou contrainte à l’exil pour trouver des rôles à la mesure de ses capacités.
Des lois obsolètes dans une économie de freelances
Le cadre législatif du travail au Liban appartient encore à une époque antérieure au Wi-Fi : conçu pour des horaires de bureau et non pour des contrats à distance ; pour des employeurs traditionnels et non pour des plateformes. Pourtant, aujourd’hui, des milliers de jeunes professionnels travaillent par-delà les frontières, facturant en dollars, gagnant leur vie dans l’instabilité et vivant sans protection sociale.
Une note d’orientation de 2022 publiée par The Policy Initiative et intitulée « Le “chaînon manquant” du Liban : Les travailleurs des plateformes en ligne dans des conditions précaires », révèle que les travailleurs des plateformes, des livreurs aux freelances, occupent une zone grise
juridique, exclus tant des protections du travail que de l’assurance sociale. Le rapport souligne comment le Code du travail de 1946 ne fait aucune mention des travailleurs indépendants ou numériques, les forçant à accepter des contrats de « consultance » précaires qui leur dénient droits fondamentaux et avantages sociaux.
L’évaluation rapide de l’OIT en 2025 fait écho à ce constat, avertissant que le marché du travail du secteur privé libanais reste « gravement perturbé », marqué par des fermetures d’entreprises généralisées, des pertes de revenus et une informalité galopante, particulièrement chez les jeunes. Ensemble, ces conclusions exposent le vide juridique qui s’étend sous la main-d’œuvre la plus dynamique du pays ; un vide que l’État feint encore d’ignorer.
La réforme, quant à elle, s’enlise. Les ministères se chevauchent, les comités se réunissent, les projets circulent : et rien ne change. Une autre année de potentiel se dissout silencieusement dans la paperasserie.
Éducation, loi et confiance
Si le Liban aspire véritablement à transformer son excédent démographique juvénile en atout, la réforme doit débuter là où l’espoir ne s’est pas encore éteint : dans les salles de classe, dans les contrats et dans la confiance.
Selon le rapport du ministère de l’Éducation et de l’UNESCO, le Liban a récemment lancé la « Stratégie de Transformation Numérique 2025 : Réinventer l’Apprentissage au Liban », une initiative ambitieuse visant à insuffler l’intelligence artificielle (IA) et la technologie moderne dans l’apprentissage et à promouvoir une gouvernance axée sur les données dans les écoles. Cependant, comme l’ont noté l’Institut Asfari, une organisation caritative basée au Royaume-Uni, et la Banque mondiale, le programme scolaire public, toujours basé sur un cadre de 1997, demeure obsolète et inadapté aux marchés du travail du XXIe siècle.
Les efforts des agences internationales, y compris « Skilling Up Lebanon » par Forward MENA, la Banque mondiale et l’UNICEF, cherchent à combler le fossé entre l’apprentissage académique et les compétences numériques réelles. Néanmoins, des défis tels que la médiocrité de l’infrastructure internet, les fractures numériques persistantes et la formation insuffisante des enseignants continuent d’entraver le changement systémique.
Au-delà de la réforme de l’éducation, le Liban a également pris des mesures attendues depuis longtemps pour moderniser son cadre du marché du travail. Selon une note de politique de l’Institut Asfari de 2025, le Liban a adopté des amendements historiques à sa loi sur le travail (articles 1, 2 et 12) en mai 2025, reconnaissant le travail à distance et à temps partiel en élargissant la définition de « travailleur » et en modernisant les contrats d’emploi pour protéger un éventail plus large d’arrangements flexibles. Le code du travail étend désormais formellement la protection au travail indépendant et basé sur des plateformes, avec des augmentations récentes de la couverture de sécurité sociale et un salaire minimum officiel de 18 000 000 LBP par mois (environ 200 USD) en vigueur depuis août 2025.
Malgré ces mises à jour législatives encourageantes, le paysage des réformes au Liban reste profondément inégal. Pourtant, selon l’évaluation du Cadre de Réforme, de Relèvement et de Reconstruction (3RF), le déficit d’un véritable alignement persiste : le dynamisme du secteur privé est étouffé par l’instabilité politique et une coordination inadéquate entre l’État, la société civile et les acteurs économiques. Les crises continues, de l’effondrement économique aux conflits régionaux, font dérailler régulièrement même les programmes de réforme les mieux conçus et alimentent une crise de confiance envers les institutions publiques.
La capacité du Liban à soutenir la réforme dépend du soutien international continu d’acteurs tels que la Banque mondiale, l’UNICEF et l’UNESCO, qui interviennent de plus en plus pour combler les lacunes de financement et de gouvernance, mais tout progrès significatif repose ultimement sur la capacité de mise en œuvre du gouvernement.
Une question que le Liban ne peut plus ajourner
Ce dont souffre le Liban n’est pas un déficit de jeunesse ou d’ambition, mais un déficit d’alignement. Le secteur privé est prêt, le talent est dans l’attente, et le pont entre eux demeure manquant.
La jeunesse libanaise est déjà intégrée à l’économie numérique mondiale ; elle n’a pas attendu que les institutions nationales permettent sa participation. Depuis les cafés, les espaces de coworking et les domiciles familiaux, ils produisent des logiciels, des médias et des services qui circulent bien au-delà des frontières du pays, générant de la valeur dans des écosystèmes qui ne reconnaissent guère les États ayant failli à les soutenir.
L’enjeu n’est pas simplement celui du départ ou de la « fuite des cerveaux », mais celui d’une compulsion structurelle. Leur exode, qu’il soit physique ou économique, n’était pas une question de préférence, mais de nécessité. Le Liban ne souffre pas d’une pénurie de personnes qualifiées ou ambitieuses ; il souffre de systèmes politiques et économiques incapables ou peu désireux d’absorber leurs capacités. Le résultat est une inadéquation persistante entre le capital humain et la capacité nationale, avec des conséquences à long terme pour la compétitivité du pays, la légitimité institutionnelle et la cohésion sociale.
