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FRAREN

la leçon de la crise du logement urbain au Liban

by Thomas Schellen

Nul ne saurait nier que les Libanais habitent une terre que convoitent ardemment non seulement des potentiels conquérants militaires, mais aussi des expansionnistes politiques et des investisseurs économiques. Les preuves abondent que ce ruban de terre sur la côte méditerranéenne a dû être aussi attirant pour les légionnaires romains proverbiaux qui l’ont foulé que pour les croisés égarés qui le traversaient en route vers ce qu’ils considéraient comme une conquête sacrificielle pour la plus grande gloire de la chrétienté.

Des généticiens pionniers ont trouvé fascinant de cartographier l’assemblage des ascendances et identités des populations vivant aujourd’hui sur ce tronçon méditerranéen d’environ 400 kilomètres, couvrant les aires d’implantation des anciens Phéniciens, Cananéens et Philistins.

La logique génétique inviterait à considérer ce rivage, historiquement très disputé et orné de cultures urbaines précoces et de cités-royaumes, comme un habitat de coexistence, un projet-modèle collectif de nationalités unies et d’économies interactives. Or, la côte orientale de la Méditerranée a de nouveau été, récemment, brutalement fragmentée et revendiquée par de multiples puissances concurrentes. En conséquence, cette terre densément peuplée, hautement urbanisée et ravagée par la guerre, aux implantations urbaines dont les racines vivantes comptent parmi les plus profondes au monde, pourrait devenir un chemin semé de tombeaux de l’urbanité.

Depuis deux ans, un nombre croissant de chercheurs, de reportages médiatiques, d’activistes et de juristes qualifient les actions commises par Israël dans la bande de Gaza de « domicide » (domus : latin pour « maison »), c’est‑à‑dire la destruction délibérée et systémique des foyers. Mais je ne peux m’empêcher de me demander si un autre terme savant de néo‑latin apparu à la fin du XXᵉ siècle ne deviendra pas l’emblème de ce qui se passe à Beyrouth : ce terme est « urbicide » (urbs : latin pour « ville »).

Une redéfinition de l’urbicide, élargie de la destruction délibérée des villes en temps de conflit, à la lumière de la gouvernance urbaine libanaise, pourrait être adaptée pour décrire un processus de dysfonctionnement rampant de la ville en tant que sphère sociale et économique.

La mort fonctionnelle de la ville pourrait découler d’une défaillance par congestion de la productivité urbaine, ou être causée par l’effondrement d’infrastructures vitales telles que l’approvisionnement en eau et les réseaux d’évacuation, ou encore par la rupture organisationnelle des contrats sociaux humains, informels et formels, en matière de santé, de logement, d’éducation, etc.

« Anthropocène débridé » est l’expression à laquelle je recours pour décrire la période insensée que l’humanité s’est infligée depuis le milieu du XXᵉ siècle, et qui se configure actuellement en arènes de menaces existentielles qui se chevauchent, « polycrises » et « permacrises ».

Beyrouth post‑explosion comme étude de cas

Ce mois‑ci, au début de la cinquième année après l’explosion de Beyrouth, il est instructif  d’explorer les quartiers des zones portuaires, de Karantina à Gemmaizeh, Achrafieh et le centre‑ville. Karantina, vouée par les péchés du vieux plan de voirie urbaine, existe dans une isolation spatiale par rapport à la ville et constitue le quartier le plus insulaire et le plus déshérité sur la trajectoire de l’explosion du port de Beyrouth.

Bien plus pauvre que d’autres, le quartier est aussi un habitat de diversité multicommunautaire. Outre l’art de rue et les fresques saisissantes installées après l’explosion sur des murs désolés, l’une des choses à voir dans les rues de Karantina est la présence de plaques honorant des donateurs étrangers ayant financé des micro‑projets précis de reconstruction urbaine dans le district. Elles ornent des poteaux d’éclairage, des aires de jeux réaménagées, un nouveau centre communautaire et même un commissariat restauré.

Dans le même temps, Karantina ne montre pratiquement aucun signe d’activité économique dynamique et durable (si l’on ne considère pas comme « durables » les entrepôts, les camions stationnés et les scooters de livraison filant à vive allure). On ne décèle assurément aucune trace visible d’une stratégie nationale de relance urbaine ni d’indication d’initiatives étatiques en matière de logement social ou d’incitations d’aménagement en faveur des moyens de subsistance.

Au premier regard, le quartier paraît incomparablement meilleur qu’en 2021, et aussi meilleur qu’au milieu des années 2010, avec de nombreuses améliorations des espaces publics dues à des initiatives locales financées de l’étranger. Pourtant, on ne peut ignorer la saleté et les ordures jetées négligemment dans les terrains vagues, sur les bordures et autour des bâtiments. Accentuée par la présence, le long des routes, de voitures cassées ou abandonnées, la trame économique se résume à des rues étroites aux trottoirs interrompus et aux revêtements dégradés, où les gens ont tendance à rester assis, désœuvrés, devant des échoppes tristes relevant pour l’essentiel d’une activité économique marginale et informelle.

Inquiétudes essentielles tirées d’un petit quartier

Les micro‑améliorations, pourtant bien intentionnées, d’espaces autrefois brisés et dysfonctionnels à Karantina ne sauraient masquer le fait que les obstacles économiques et sociaux plus larges, comme l’absence d’accès piétonnier vers les parties adjacentes de Beyrouth, demeurent les mêmes qu’il y a une décennie. Cinq ans après l’explosion, l’impression d’un quartier très triste, sous l’angle macro‑social et du petit commerce de proximité, est tout aussi limitée, sous tension et peu enthousiasmante que cinq ans avant l’explosion.

Le sort de Beyrouth se joue à l’aune de deux paradigmes de la civilisation capitaliste mondialisée : le paradigme de la productivité urbaine et celui du droit à un logement digne. Le paradigme de la productivité urbaine affirme que la croissance économique naît plus organiquement qu’ailleurs des agglomérations humaines et des environnements de productivité collective. Le droit à un logement digne ne laisse aucun doute : un habitat adéquat est la clé pour sécuriser les moyens de subsistance dans des milieux durables en contexte d’agglomération.

Satisfaire ces deux besoins pour la société libanaise suppose une intervention publique dans le secteur foncier et immobilier ainsi qu’une stratégie de logement correctement financée et mise en œuvre par l’État. On ne peut déléguer la charge du développement urbain aux seuls acteurs de la société civile, soutenus financièrement et idéologiquement par des initiatives de développement étrangères.

De la leçon, peu confortable, que fournit l’humble Karantina, il ressort que l’urbicide auto‑infligé est un danger qu’aucune belle idée ni micro‑projet financé par des bailleurs ne saurait conjurer si Beyrouth poursuit sa trajectoire actuelle : à savoir si elle demeure une ville où les puissants peuvent réaliser leurs intérêts sans contribuer équitablement à la productivité de la cité, tandis que l’essentiel de son corps économique, la force de travail et les familles qui en vivent, s’asphyxie peu à peu.

Pourquoi est-ce important ?

L’Objectif de développement durable n° 11 (ODD 11) des Nations unies vise à « faire en sorte que les villes et les établissements humains soient inclusifs, sûrs, résilients et durables ». Il consacre le logement et l’urbanité durable non seulement comme un droit humain, mais aussi comme un but adopté par la communauté des nations.

Cependant, l’absence d’atteinte de l’ODD 11 d’ici l’échéance de 2030 est quasi certaine à 99,9 %, à en juger par le dernier rapport de « progrès » sur les ODD de juin 2025. Cet échec, ainsi que l’échec prolongé (manifestement avec une probabilité supérieure à 80 %) de réalisation des objectifs de développement durable et des objectifs climatiques de plus en plus pressants à l’horizon 2050, constituent des faillites morales gigantesques. À la non‑atteinte des ODD s’ajoute une dette économique envers l’avenir, dont la gravité est encore aggravée par la dette climatique.

Au cours des cinquante dernières années, la valeur ajoutée urbaine a porté le récit du développement mondial, se consolidant par la formation d’un nombre croissant de mégalopoles sur tous les continents habités. Dans la longue histoire de la ville, il ne fait aucun doute que l’édification de « murs sociaux » a accompagné les conquêtes sociétales en matière de sécurité et de liberté urbaines. La formation de bidonvilles pour le précariat et de ghettos privilégiés pour les très riches fait partie intégrante de l’expérience humaine de l’agglomération urbaine.

La concentration des compétences, la création d’une nouvelle productivité urbaine et le sentiment d’appartenir à une ville dont les habitants peuvent légitimement être fiers de la production, de l’identité et de l’inclusivité constituent l’envers positif de la liberté urbaine. Un sentiment d’appartenance intelligent et la liberté urbaine peuvent même offrir un antidote à l’anonymat et à l’aliénation de la ville, à condition d’une gouvernance urbaine avisée. Cela signifie aujourd’hui qu’un processus transparent et un consensus communautaire sur les stratégies de logement sont des impératifs socioéconomiques pour l’ingénierie des dimensions spatiales de la société numérique mondiale émergente.

Taille du gâteau urbain

La transition démographique implique l’aplatissement des courbes de population, avec des nuances impossibles à prévoir. Le capitalisme, dont l’essence est la mutation incessante, ne manquera pas d’évoluer sous l’influence des comportements humains. Ce qu’il semble sûr d’anticiper pour le reste de ce siècle, c’est que davantage de personnes que jamais vivront sur cette planète, et que l’urbanisation ne va pas s’inverser radicalement.

Accroître la productivité urbaine exige de s’éloigner des modèles de comportement, et, espérons‑le, de pensée, exclusifs. Le recul concret des barrières linguistiques et des distances géographiques pour le travail à distance va se poursuivre et gagner en importance, ce qui signifie que davantage de personnes devront travailler avec davantage d’autres qui ne sont ni parents, ni membres du clan, ni compatriotes. Un tel monde ne peut se permettre de rester enlisé dans des phobies raciales de l’Autre.

Comparé au mal insensé du domicile délibéré de l’Autre craint, l’urbicide fonctionnel auto‑infligé ne sera jamais aussi brutal, déshumanisant et total. Mais même dans une ville dont les racines patrimoniales vivantes sont aussi profondes que celles de Beyrouth, la régression vers un état de relégation économique et d’entités « zombies » est un risque si ne se manifestent ni orientation vers le bien commun, ni réciprocité des droits et obligations, ni respect et sentiment d’appartenance. Et, concrètement, si l’on ne parvient pas à une fiscalité consentie et à la soumission des intérêts financiers partisans au bien commun, sans même parler de rédiger une nouvelle stratégie nationale du logement aussi séduisante que dépourvue de financement organique.

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