Ceci est une version adaptée des remarques prononcées en allocution inaugurale par Paul Salem le 24 septembre, lors de l’ouverture d’une conférence intitulée « Research in Conflict Settings », accueillie par l’Université américaine de Beyrouth American University of Beirut et coorganisée avec l’Université de Birzeit et le Conseil canadien du développement et de la recherche internationaux.
Il ne fait guère de doute que le Moyen-Orient contemporain est en proie à de multiples crises profondes et transversales. Et, de fait, cette conférence est réunie pour examiner comment des chercheurs engagés peuvent tracer une voie hors de cette réalité saturée de crises. Mais avant d’entrer dans le détail des crises de notre région et des voies possibles pour en sortir, il convient de s’arrêter un instant sur ce que nous entendons lorsque nous invoquons la notion de « crise ».
Certains voient dans la crise une rupture, l’interruption soudaine de la vie « normale ». Mais, comme le demandait Michel Foucault, qu’est-ce au juste que le « normal », et quelles injustices ou exclusions peut-il recouvrir ? Pour Antonio Gramsci, la crise est le moment où « l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas encore naître », un interrègne dangereux, mais aussi plein de potentialités. Le mot chinois pour « crise » associe les caractères de danger et d’opportunité et rappelle de plus que la crise peut constituer un tournant.
Plus récemment, des universitaires et des observateurs ont qualifié notre moment global de polycrise, voire de permacrise, une convergence de chocs politiques, économiques, sécuritaires, climatiques et numériques qui ressemble moins à des ruptures temporaires qu’à une nouvelle normalité. Le danger d’un tel cadrage est d’encourager la résignation, la banalisation du conflit et de la souffrance. Le défi consiste à résister à cette tentation, à reconnaître le poids de la crise tout en recherchant une voie d’avenir.
Le Moyen-Orient aujourd’hui
Nulle part le sentiment de polycrise et de permacrise ne résonne plus intensément qu’au Moyen-Orient. La région est prise dans des conflits géopolitiques qui se superposent, des politiques fragiles, des économies inégales, des structures sociales contestées, des débats culturels inachevés et de fortes tensions environnementales.
Sur le plan géopolitique, la guerre est devenue la nouvelle norme, déplaçant des millions de personnes, renversant des gouvernements et reconfigurant les alliances entre États et groupes armés. Le visage le plus atroce et déchirant en est la mise à mort et l’affamement de la population palestinienne de Gaza.
Sur le plan politique, plus d’un siècle après la fin de l’Empire ottoman, les États arabes peinent encore à établir des systèmes de gouvernance inclusifs et responsables. Les monarchies demeurent relativement stables, mais la plupart des républiques issues de révolutions se sont durcies en régimes autoritaires. Les rares démocraties ont soit régressé, comme en Tunisie, soit restent hantées par le sectarisme et la corruption, comme en Irak et au Liban. D’autres États ont sombré dans la faillite étatique et la guerre civile, comme le Yémen et la Libye, et plus récemment, et terriblement, le Soudan.
Sur le plan économique, les inégalités sont vertigineuses. Les économies du Golfe ont su mettre à profit la rente énergétique pour se diversifier, investir et, de plus en plus, innover. À l’inverse, les États pauvres en ressources énergétiques à forte population telles que l’Égypte, la Jordanie et la Tunisie, n’ont pas su offrir une croissance et des emplois à la mesure de leur potentiel démographique et éducatif. La promesse de la « bosse démographique des jeunes » s’est trop souvent muée en source de frustration et de troubles. Malgré des fondamentaux favorables, la région arabe est restée très en deçà des performances économiques de l’Asie de l’Est, où des défis analogues ont été transformés en moteurs de croissance.
Sur le plan social, les questions d’espace public, de droits des femmes, de participation des jeunes et d’inclusion des minorités restent non résolues et font l’objet de contestations. Dans certaines sociétés, l’espace s’est ouvert pour les femmes et les jeunes ; dans d’autres, le repli et l’exclusion dominent.
Sur le plan culturel, le monde arabe continue de se débattre avec des questions posées depuis la Nahda du XIXe siècle : le rapport entre religion et laïcité, identité communautaire et droits individuels, foi et raison. Ces débats ne sont pas clos et leurs issues continuent de façonner la politique et la société.
Sur les plans environnemental et technologique, les pressions sont profondes. Le changement climatique et la raréfaction de l’eau frappent la région plus tôt et plus durement qu’ailleurs, intensifiant la concurrence pour les ressources et alimentant les mouvements migratoires. Parallèlement, la transformation numérique et l’intelligence artificielle reconfigurent les économies et l’espace public. Elles offrent de nouvelles opportunités d’innovation et d’autonomisation, mais charrient aussi de nouveaux risques : désinformation, cyberguerre et exclusion technologique.
Pourtant, malgré l’obscurité, la région n’est pas dépourvue de sources d’espoir. Certaines économies embrassent la transformation et tracent des chemins vers la diversification et la modernité. Des pays comme le Liban et la Syrie se voient offrir de nouvelles ouvertures pour refonder la souveraineté, la gouvernance et la vitalité économique. Dans l’ensemble de la région, des acteurs courageux de la société civile, du secteur privé et de certaines institutions publiques œuvrent à l’amélioration des conditions sociales et politiques.
L’histoire offre une mise en perspective. L’Europe gisait en ruines il y a 80 ans, l’Asie de l’Est il y a 60 ans. Aujourd’hui, les deux sont largement prospères et pacifiées. La seule constante de l’histoire est le changement ; l’enjeu est de l’infléchir dans un sens positif.
La recherche engagée
On pourrait se demander, face à des réalités aussi décourageantes, ce que peuvent faire des chercheurs engagés. Or nous avons, à l’instar d’autres groupes actifs et impliqués dans notre monde, un rôle important à jouer : mobiliser les communautés pour identifier agendas et priorités ; mener des recherches qui ne se contentent pas de décrire les défis mais indiquent des solutions et des voies d’avenir ; mettre la force des idées au service d’un changement concret.
Pendant une grande partie du XXe siècle, la recherche en contextes de crise était largement extractive. Les chercheurs arrivaient, collectaient des données, rédigeaient des rapports, publiaient dans des revues, puis passaient à autre chose. Les communautés étudiées en retiraient souvent peu de bénéfices. Aujourd’hui, ce modèle n’est plus acceptable. Les communautés en crise ont besoin d’une recherche non seulement sur elles, mais aussi pour elles.
Cela implique de passer de l’observation passive à une recherche engagée. Les chercheurs doivent devenir non seulement des chroniqueurs de la tragédie, mais aussi des artisans du relèvement et de la transformation.
Mais ce basculement n’est pas aisé. Il suppose de concilier la rigueur scientifique et l’urgence de l’action. Nous devons continuer à nous soucier de méthodologie, de validité, d’évaluation par les pairs, tout en étant capables de fournir des éclairages suffisamment rapides pour alimenter la décision en temps réel.
Cela exige aussi de briser les silos. Une crise est rarement seulement un problème de santé publique, ou seulement un problème économique, ou seulement un problème de sécurité. Elle est souvent tout cela à la fois. Cela signifie que les chercheurs doivent collaborer au-delà des disciplines, politistes avec spécialistes de santé publique, économistes avec sociologues, informaticiens avec artistes et anthropologues.
Et, point crucial, nous devons travailler avec les communautés, et non seulement sur elles. Les approches de recherche participative — coproduction de connaissances avec les populations concernées, partage des résultats sous des formes accessibles, et capacité donnée aux communautés d’orienter les priorités de recherche, ne sont pas seulement éthiquement fondées ; elles sont aussi efficaces dans la pratique. Une recherche conçue en tenant compte des communautés est plus susceptible de produire des éclairages opérationnels et pertinents.
Dans la perspective de l’action, nous devons aussi prendre au sérieux le défi consistant à faire cheminer les résultats de la recherche jusqu’à l’impact sur les politiques publiques et la décision. Une recherche engagée sans impact a peu de valeur pour les communautés qu’elle entend aider.
Perspectives
À mesure que nous regardons vers l’avenir, nous savons que les polycrises que connaît la région ne cesseront pas simplement ; elles évolueront vraisemblablement et se métastaseront. Le changement climatique reconfigurera l’agriculture, les migrations et les configurations des conflits. La transformation numérique apportera de nouveaux outils de recherche, données en temps réel, analyses prédictives, mais aussi de nouveaux risques : surveillance, désinformation, cyberguerre. L’automatisation bouleversera les marchés du travail, créant de nouveaux défis sociaux. De surcroît, les dynamiques géopolitiques régionales et mondiales continueront d’évoluer. De fait, si les anciens ordres régional et mondial sont morts, les nouveaux ne sont pas encore advenus.
S’il n’est pas possible, dans une réalité aussi complexe, de prédire l’avenir, les méthodes de prospective stratégique peuvent nous aider à décrire des scénarios alternatifs pour l’avenir, susceptibles de servir de boussole macro à la communauté de la recherche engagée et à tous ceux qui s’emploient à faire tourner la roue de l’histoire dans un sens plus positif.
On peut imaginer trois grands scénarios. D’abord, un scénario positif dans lequel la région passe de la guerre à la paix, avec une solution à deux États en Palestine, un Iran qui se serait retiré de ses ambitions régionales, et un espace régional ayant négocié sur des bases solides la paix, la sécurité et l’intégration économique. Dans ce scénario positif, on ne peut raisonnablement imaginer une irruption, à l’échelle de toute la région, de la démocratie et de la bonne gouvernance ; on peut en revanche envisager des progrès constants : consolidation de la démocratie là où elle existe ; accroissement de la représentation et de la reddition de comptes tant dans les monarchies que dans les républiques ; et amélioration des gouvernances politique et économique, génératrice d’une prospérité plus large et plus inclusive.
Un deuxième scénario pourrait être très sombre, avec l’extension des conflits, l’effondrement d’États et l’anéantissement de décennies de progrès fragiles. Un scénario médian serait celui d’un statu quo antérieur à 2023, une semi‑stabilité avec des crises chroniques côtoyant des îlots de prospérité.
Ces esquisses rapides de futurs possibles ne visent pas à afficher une quelconque capacité prédictive, mais à indiquer que l’art et la science de la prospective stratégique constituent des outils dont nous pouvons tous tirer profit, et à souligner que nous devons imaginer les contours d’un avenir meilleur si nous voulons nous fixer pour objectif d’essayer de le faire advenir.
Une détermination résolue
Le Moyen-Orient d’aujourd’hui ne se définit pas seulement par la polycrise et la permacrise, mais aussi par la résilience et le potentiel. Ses défis sont profonds, mais son avenir n’est pas écrit d’avance.
Citoyens, décideurs publics, société civile et chercheurs ont, chacun, un rôle à jouer. Plus les épaules se pressent contre la roue de l’histoire, plus il est probable qu’elle tourne dans un sens positif. La région a connu nombre de fausses aubes, mais l’histoire enseigne que même de longues périodes de tourmente finissent par céder la place au renouveau et à la transformation. L’Europe s’est relevée des dévastations de deux guerres mondiales ; l’Asie de l’Est est sortie de la sujétion coloniale et des conflits pour devenir un pôle de prospérité. Le monde arabe n’est pas moins capable d’une telle remontée.
Ce qui est requis, c’est à la fois la vision et la persévérance : la vision pour imaginer des alternatives à l’interminable conflit, et la persévérance pour les poursuivre malgré les revers. Nous devons refuser la tentation du désespoir et la paralysie de la résignation. Si nous parvenons à esquisser des futurs de paix juste, d’inclusion et de prospérité, fût-ce à grands traits, nous pouvons orienter politiques publiques, mouvements sociaux et travaux académiques vers ces finalités.
L’histoire du Moyen-Orient s’écrit encore. La question est de savoir si elle sera celle d’un effondrement perpétuel ou d’une percée, enfin. Cela dépend non seulement des États et de leurs dirigeants, mais aussi d’innombrables individus, communautés et institutions qui ne cessent de s’engager, de résister et de reconstruire. C’est à leur résilience, et à la possibilité d’une région plus pacifique, prospère et juste, que nous devons consacrer nos efforts et nos espoirs.
