Arpenter les dédales des vieux quartiers de Beyrouth, rouler sur des routes rurales où chaque tournant illogique en suit un autre, ou longer des éléphants blancs immobiliers, publics comme privés, qui ne témoignent que d’ambitions vaines et improductives : la cacophonie discordante du pays peut faire douter de ses convictions jusqu’au plus incurable des optimistes. Il paraît inconcevable que ce système de fiefs, dysfonctionnel par construction, cède la place à des structures administratives à l’abri de la corruption, ou à un système fiscal qui, en imposant les bénéfices et les revenus rentiers, s’attache à capter une part des gains qui ne soit pas économiquement régressive.
Et pourtant, dans le cadre d’un système fiscal libanais éthique et efficient, refondu pour une économie de l’ère numérique où les profits tirés de l’automatisation (y compris l’IA) et de la productivité urbaine (notamment par l’exportation de services) sont élevés, on ne peut que concevoir, avec audace, un régime d’imposition qui capte et redistribue une partie des gains économiques que professionnels et propriétaires fonciers engrangent comme rentes de situation, des bénéfices rentiers sans contrepartie, du fait de leurs activités économiques dans l’aire métropolitaine de Beyrouth. À cette condition seulement peut-on parler sérieusement de redressement économique national.
La composante immobilière de la productivité économique
Au regard des forces et faiblesses de l’économie libanaise documentées sur le long terme, l’immobilier et plus encore l’immobilier urbain productif, peuvent constituer soit un levier majeur, soit un obstacle dévastateur dans le processus de reprise. Produire des services compétitifs, exportables et de haute qualité suppose l’adhésion large de la population à l’État de droit, bien public central d’une société économiquement complexe. Pour des parties prenantes investies dans leur société, la concentration des travailleurs les plus créatifs et les plus brillants dans des environnements urbains libanais productifs est, dès lors, une autre condition préalable à l’essor de services compétitifs et exportables.
La réunion de trois groupes d’acteurs : (1) l’ensemble des actifs économiques qui soutiennent l’État de droit, (2) des professionnels créatifs et avisés et (3) des propriétaires proactifs respectant les principes d’un développement et d’un entretien immobiliers intelligents et durables, fonde un plaidoyer éthique convaincant en faveur d’une justice fiscale redistributive. Dans un tel système, une partie des gains économiques récoltés par les propriétaires urbains et les professionnels serait réaffectée à l’ensemble des acteurs qui font vivre ce bien public qu’est l’« État de droit ».
La refonte des impôts fonciers sous l’angle de la productivité urbaine plaide également pour une fiscalité efficiente. Une part des gains économiques perçus par les propriétaires et les professionnels doit être prélevée et investie dans la connectivité, les infrastructures lourdes, etc., ou redistribuée par l’État, tout en préservant, pour chacun des deux groupes, un juste et attractif retour économique. En théorie, de telles mesures fiscales, qui réallouent une tranche de leurs gains, ne seraient pas préjudiciables mais plutôt favorables aux intérêts économiques de long terme des propriétaires et des professionnels.
Toutefois, des préoccupations plus urgentes se posent aujourd’hui dans le secteur immobilier. Elles sont doubles : l’enracinement de ce que le récent rapport sectoriel immobilier de Bank Audi qualifie de « fondamentaux difficiles », et la destruction infligée au parc bâti du pays en 2024. En raison de ces deux sources de dysfonctionnement, la guerre étant la plus sévère, le paysage immobilier sur une grande partie du territoire est meurtri et incertain.
Les problèmes structurels du marché immobilier libanais incluent l’absence actuelle de prêts au logement par les banques commerciales, mais aussi une forte demande de logements abordables alors qu’une part significative du parc urbain est soit vacante pour cause de spéculation, soit si dégradée qu’elle est inhabitable. Des réglementations obsolètes et d’anciennes lois sur les loyers compliquent encore l’équation.
Les idées reçues, souvent galvanisées par la démagogie, sur les réalités sociales et économiques du Liban ne sont pas rares. Proposant une lecture des problèmes structurels de l’économie et de leurs répercussions sur le paysage immobilier national, Bank Audi pointe la faiblesse de la création d’emplois ruraux et une hausse « continue » du taux d’urbanisation.
Or, selon ONU‑Habitat et la source en ligne populaire World Population Review, l’urbanisation du Liban dépasse la moyenne mondiale depuis les années 1950 ou 1960 déjà. Le taux d’urbanisation, visiblement aplati au cours des vingt années écoulées depuis 2005, était estimé à 89,4 pourcent en 2023 (21e rang mondial), sa trajectoire étant plafonnée autour de 90 pourcent, avec une légère contraction estimée de 1,23 pourcent sur la période allant de 2020 à 2025.
Encadré
L’urbanisation : ni panacée ni symptôme de déclin
À l’échelle mondiale, le taux d’urbanisation est passé de 34 pourcent en 1960 à 58 pourcent en 2024. Facteur susceptible d’accroître la productivité autant que de nuire sur les plans social et environnemental, il est néanmoins incontournable. Les déplacements des populations des zones rurales vers les villes et la croissance démographique au Liban ont rendu inévitable la conversion progressive des terres en territoires urbanisés ; toutefois, cette tendance a été mal encadrée et n’a pas, à ce jour, été orientée vers la durabilité sociale et économique.
L’incertitude plane sur l’ampleur réelle du parc bâti au Liban. Du fait des nombreux soubresauts des cinquante dernières années, les facteurs sociaux qui poussent à l’urbanisation et aux migrations internes, ainsi que les mouvements humains transfrontaliers dans la région, semblent s’être complexifiés et sont difficiles à évaluer.
Comme le souligne un document d’ONU‑Habitat de 2011, l’urbanisation est inexorable depuis les années 1960 et « l’expansion urbaine au Liban s’est opérée sans stratégies ni plans directeurs, fusionnant les villes en de vastes agglomérations, menaçant les terres arables et la biodiversité, créant des problèmes de transport et de circulation et accentuant les défis en matière d’infrastructures et de services ».
Les années de crise des années 2020 ont aggravé la situation au point que les écarts de développement rural‑urbain menacent le Liban, de pair avec d’autres conséquences de la crise et un fardeau d’inégalités croissantes induites par la guerre.
Fin de l’encadré
Autre nuance à considérer dans l’amélioration récente des tendances immobilières du côté de l’offre : l’évolution de la répartition géographique des permis de construire délivrés au premier semestre (S1) 2025. En comparant cette répartition régionale avec celle d’il y a dix ans, au S1 2015, on observe plusieurs baisses et hausses surprenantes. La contraction la plus marquée des permis a concerné le Liban‑Nord, qui abrite la deuxième métropole du pays, Tripoli. En comparaison décennale, le Liban‑Nord est passé du deuxième au dernier rang en part des permis totaux (de 18,8 pourcent à 1,1 pourcent). La part des permis cette année y représente une fraction de la part du Liban‑Nord dans la population (20 pourcent). À l’inverse, des hausses sont apparentes dans les trois circonscriptions qui ont le plus subi les combats l’an dernier : Nabatieh est passée de 8,7 pourcent à 11,4 pourcent, la Békaa de 8,4 pourcent à 12,1 pourcent, et le Liban‑Sud a plus que doublé, de 11,7 pourcent à 25,4 pourcent.
À elles quatre, ces trois régions (que beaucoup associent à un mix de milieux ruraux et urbains) plus le Liban‑Nord, elles concentrent 50 pourcent des permis de construire du premier semestre de l’année. Les 50 pourcent restants proviennent des gouvernorats les moins touchés par la guerre, Beyrouth et le Mont‑Liban. Toutefois, en comparant 2015 et 2025, les variations de parts relatives des permis y sont beaucoup plus faibles. Le Mont‑Liban demeure la région où le plus de permis sont délivrés, et Beyrouth, sans doute le gouvernorat le plus urbain du pays, enregistre une contraction marginale de 0,3 point de pourcentage. Pour ces deux régions, l’émission au S1 2025 avoisine, presque sans changement par rapport à 2015, respectivement 45 pourcent et 5 pourcent.
Faute de données plus granulaires, on ignore si la hausse de 16,1 pourcent des délivrances de permis se traduira par un accroissement net du parc de logements. La variation décennale de la valeur des transactions de ventes immobilières entre les premiers semestres 2015 et 2025, selon le rapport immobilier de Bank Audi, montre que, en pourcentage, les écarts entre provinces se situent dans une fourchette de 3 à 4 pourcent, voire en‑dessous.
En outre, les niveaux de 2 500 à 3 000 permis de construire au S1 2025 et au S1 2024 restent, au prorata, nettement inférieurs aux 7 500 permis délivrés sur l’ensemble de l’année 2022, année qui, en soi, s’inscrivait déjà dans un creux pluriannuel pour les bâtisseurs et promoteurs. D’après un communiqué de presse de Bank Byblos d’octobre 2020, la demande immobilière future enregistrée au deuxième trimestre de cette année‑là affichait des contractions significatives non seulement d’un trimestre à l’autre et d’une année sur l’autre en matière d’intentions d’achat de logement, mais atteignait même un plus bas historique sur les treize années durant lesquelles la banque publiait un indice de demande immobilière. Au dernier trimestre avant l’arrêt de l’indice à l’été 2020, à peine 1,1 pourcent des résidents au Liban déclaraient envisager d’acheter ou de construire un bien résidentiel dans les six mois suivants.
Peu avant l’immense choc de l’explosion du port de Beyrouth, les signaux de demande s’établissaient déjà à moins de 20 pourcent de la moyenne pluriannuelle mesurée depuis 2007, et à environ 90 pourcent en‑dessous du pic des intentions d’acquisition sur la période. Selon ce communiqué, « 6,4 pourcent des résidents au Liban, en moyenne, avaient l’intention d’acheter ou de construire un logement dans le pays entre juillet 2007 et juin 2020, cette proportion culminant à près de 15 pourcent au deuxième trimestre 2010 ».
Quels qu’aient été les facteurs à l’origine des sursauts observés dans les permis au premier semestre de cette année, la vigueur et la soutenabilité du marché immobilier en 2025 ne paraissent guère convaincantes au regard de l’âge d’or de la construction résidentielle post‑conflit (c’est‑à‑dire au cours des décennies 1992‑2012), avec des pics dépassant 12 000 permis annuels au début des années 2010.
Jusqu’à leur disparition à l’issue de la tentative calamiteuse de la Banque du Liban de piloter l’économie pendant des années d’inaction gouvernementale, les dispositifs de financement et prêts au logement, soutenus par des mesures de relance de la banque centrale, ont pu améliorer les chiffres de croissance du PIB nominal. L’analyse post‑crise ne peut toutefois que souligner l’importance de « bien faire » la politique immobilière. Y parvenir suppose de commencer par des lois adéquates, un cadastre et des enregistrements fonciers à l’épreuve de la corruption, et une fiscalité équitable, jusqu’à la mise en place d’incitations et la sécurisation, dans un cadre éthique et efficient, tant des droits que des obligations liés à la propriété.
Au vu de l’état dégradé du parc bâti et de la situation des réglementations et des marchés immobiliers, les signaux d’une future offre peuvent être meilleurs que l’an dernier, mais le paysage immobilier d’ensemble laisse encore une impression accablante.
