Lorsque j’ai lancé Becoming Social en été 2024 à Tripoli, le centre économique du Liban-Nord, je savais que les chances n’étaient pas en ma faveur. Tripoli n’était pas exactement connue comme un pôle du marketing, et certainement pas comme un pôle dirigé par une femme. Mais je savais aussi que le changement devait bien commencer quelque part, et je voulais faire partie de ce mouvement.
Un an plus tard, ce qui n’était au départ qu’un pari audacieux s’est transformé en une agence en pleine croissance qui contribue à redéfinir ce que peut être le marketing moderne dans le nord du Liban. Nous sommes passés d’une structure unipersonnelle à une petite équipe dynamique qui gère plus de quinze clients dans des secteurs variés, allant de l’hôtellerie et du commerce de détail à la beauté et à la technologie, et ce n’est qu’un début.
Passer d’expérience globale au but local
Après avoir été diplômée de l’American University of Beirut en 2017 avec une licence en administration des affaires, spécialisée en marketing, j’ai rejoint de grandes agences multinationales telles que M&C Saatchi et Omnicom Media Group, où j’ai travaillé à temps plein et appris les rouages du métier. Plus tard, en 2021, je suis partie pour Paris, en France, où j’ai obtenu un MBA à l’Université Paris-Saclay et travaillé au sein d’équipes marketing en charge de géants européens du luxe et de la tech tels que LVMH et SAP. Ces années m’ont appris la discipline, la structure et la puissance du récit fondé sur les données. J’ai appris à lire les marchés à travers les aperçus, à traduire les chiffres en impact créatif, et à comprendre comment les marques peuvent générer de l’émotion même dans des environnements hyperconcurrentiels.
Mais tandis que ma carrière progressait, je ressentais un attachement persistant envers mon pays. Chaque retour à Tripoli me faisait réaliser à quel point la ville regorgeait de potentiel, des entrepreneurs créatifs, une jeunesse ambitieuse et des entreprises familiales prêtes à se développer et, en parallèle, à quel point leur accès à un accompagnement marketing stratégique restait limité. Je ne voulais plus me contenter de mettre mon expertise au service de marques mondiales déjà bien établies, alors que je pouvais l’utiliser pour construire quelque chose de nouveau et d’impactant chez moi.
J’ai donc pris la décision de revenir, d’échanger les gratte-ciel contre les rues du littoral, et les clients internationaux contre un potentiel local.
D’un pari audacieux à la réalité
La transition n’a pas été simple. Le marché tripolitain fonctionne de manière très différente du monde corporatif structuré et effréné dont je venais. Ici, les budgets marketing sont modestes, le bouche-à-oreille continue de guider de nombreuses décisions, et les clients attendent souvent des résultats immédiats sans toujours comprendre la valeur à long terme du développement de marque.
Au cours des premiers mois, je me suis retrouvée à expliquer des notions qui étaient devenues instinctives pour moi à l’étranger, qu’il s’agisse de l’importance d’une stratégie de contenu cohérente ou du fonctionnement de la publicité payante. Ce n’est pas la frustration qui m’a poussée à continuer, mais la curiosité. Je voulais comprendre pourquoi le marché fonctionnait ainsi et comment je pouvais m’y adapter plutôt que d’essayer de le faire entrer dans un modèle qui ne lui convenait pas.
Croissance mesurable : pas à pas
Nos premiers clients sont arrivés par le biais de recommandations, principalement de petites entreprises qui testaient pour la première fois les eaux du marketing digital. Mais à la fin de notre première année, Becoming Social gérait déjà un portefeuille de plus de quinze marques, avait triplé son chiffre d’affaires mensuel initial et élargi sa gamme de services pour y inclure le branding, la publicité payante, les collaborations avec des influenceurs et le marketing extérieur.
Aujourd’hui, environ 70 % de nos clients sont basés à Tripoli, tandis que le reste provient de projets menés à Beyrouth, à Dubaï et même à Paris, signe que la qualité du travail produit depuis Tripoli commence à attirer l’attention au-delà de la ville.
Cette croissance ne s’est pas faite du jour au lendemain. Elle est née de l’écoute, une écoute véritable, des difficultés auxquelles étaient confrontés les chefs d’entreprise. Qu’il s’agisse d’une entreprise familiale de fabrication de matelas cherchant à moderniser et internationaliser son image sans perdre son authenticité, ou d’un nouveau coffee shop incertain quant à son positionnement, nous avons abordé chaque projet comme un partenariat, et non comme une simple transaction.
Relever les défis
Bien sûr, diriger une agence fondée et dirigée par une femme dans un environnement conservateur et largement dominé par les hommes s’accompagne de son lot de défis. Au début, je me retrouvais souvent mise en doute lors de réunions ou contrainte de « prouver » ma crédibilité auprès de clients masculins.
Nous avons également dû faire face à des difficultés logistiques sous la forme de paiements retardés, de taux de change volatils et de clients hésitant à s’engager sur des contrats à long terme en raison de l’incertitude économique au Liban.
Pour y faire face, j’ai intégré une forte dose de flexibilité dans notre modèle économique. Nous avons commencé à proposer des stratégies par phases, permettant aux clients de tester les résultats avant de passer à l’échelle. Nous nous sommes également appuyés de manière intensive sur des indicateurs de performance mesurables (KPI), mettant en évidence des données claires « avant/après » en matière d’engagement, de portée et de conversion.
Ces données sont devenues mon armure. Une fois que les clients voyaient les chiffres, le scepticisme s’estompait.
Balance entre empathie et données
L’une des plus grandes leçons que j’ai tirées est que le marketing ne se résume pas aux algorithmes ni à l’esthétique ; il repose avant tout sur l’empathie. Comprendre ce dont les gens ont besoin, ce qu’ils craignent et ce à quoi ils aspirent, c’est ce qui transforme une stratégie en récit.
Chez Becoming Social, nous combinons analyses et intuition. Par exemple, lorsque nous avons travaillé avec un café de quartier en difficulté après la pandémie, nous ne nous sommes pas contentés de chercher à accroître le nombre d’abonnés. Nous avons raconté leur histoire de résilience, de communauté et de la joie simple de partager une tasse de café entre amis. Résultat : la fréquentation a doublé en l’espace de trois mois, et la marque est devenue partie intégrante du tissu culturel de la ville.
Ce sont ces réussites-là qui comptent le plus pour moi.
S’il est une chose que l’entrepreneuriat m’a apprise, c’est que la croissance est rarement linéaire. Vous affronterez des revers, des doutes et des nuits blanches. Il m’est arrivé de me demander si j’avais fait le bon choix, si je n’avais pas dû rester à l’étranger, là où les choses sembleraient « plus faciles ».
Mais chaque fois qu’une entreprise locale me dit : « Vous nous avez aidés à prendre conscience de notre valeur », je me rappelle pourquoi je suis revenue.
J’ai appris à célébrer les progrès plutôt que la perfection. À adopter pleinement le mentorat, à la fois en tant que mentor et mentorée. Et à m’entourer de personnes qui partagent la même vision : celle d’une histoire de Tripoli qui mérite d’être racontée.
Pourquoi Tripoli, pourquoi maintenant ?
Tripoli est souvent sous-estimée, mais c’est une ville foisonnante d’idées et de créativité. Sa jeunesse est à l’aise avec le digital et avide d’apprendre, mais elle manque de plateformes pour mettre en valeur ses talents. C’est pourquoi j’ai commencé à collaborer avec des universités locales et des hubs créatifs afin de mentoriser des étudiants en stratégie digitale et en branding.
L’objectif n’est pas seulement de développer mon agence ; il s’agit de construire un écosystème dans lequel les talents du marketing peuvent prospérer localement, au lieu de chercher chaque opportunité à l’étranger.
En tant que femme à la tête d’une agence à Tripoli, on me demande souvent si c’est difficile. Ma réponse ? Oui, mais cela en vaut la peine. Car chaque défi est aussi une occasion de redéfinir ce que signifie le leadership.
Je ne me contente plus de construire une entreprise. Je construis la conviction que les femmes peuvent diriger des agences, façonner les récits et créer de la valeur économique dans leurs propres villes.
Le parcours de Becoming Social ne fait que commencer. Mais si cette première année a prouvé quelque chose, c’est bien que Tripoli soit prête pour la transformation, et nous le sommes aussi.
Notre mission demeure à la fois simple et ambitieuse : briser les barrières, élever le niveau du marketing et aider les entreprises de Tripoli à briller à la hauteur de ce qu’elles méritent.
Rawan Al Sayed est la fondatrice de Becoming Social.
